Pouffie #2
Alors qu'hier, comme tous les soirs, je remontais d'un pas léger l'escalier qui mène du quai à la gare, et que, comme tous les soirs, une nuée de bovins demeure convaincue que plus tu pousses les gens dans un goulot d'étranglement et plus il y a de chances que ça débloque l'accès, je me suis retrouvé coincé entre, derrière moi, un couple de charmants petits vieux qui firent tout haut cette réflexion que je vous portais ici il y a quelques lignes et qui de fait me parurent soudain très sympathiques vu qu'ils me soutenaient dans ma protestation silencieuse, et, devant moi, une meute de pouffies. Pas grand chose à dire sur elles, puisqu'elles se ressemblent toutes : des pompes à talons qu'elles sont loin de maîtriser et qui leur donne cette allure désespérément rigolote lorsqu'elles tentent de dépasser les 2km/h, le jean à pailettes, la ceinture Prisunic brillante et/ou chromée (parce que si ça brille c'est qu'elles sont riches, cqfd), et le top rose, fuschia, ou pêche, avec le lapin Playboy ou un slogan aussi fade que leur diction, tel "BABY GIRL" ou même l'abyssal "LOVE". Et comme j'avais la tête à quelques centimètres du céans cellulité d'un de ces parangons d'élégance, et une fois ma prime pensée vaincue (à savoir pourvu qu'il n'y avait pas de cassoulet à la cantine ce midi, pervers), je ne me suis pas gêné pour les écouter papoter afin de passer le temps et d'apprendre qui cette semaine était leur artiste préféré de toute leur vie.
Coup de pot, ça parlait justement de ça. Pouffie #1 a vu chez son amour-de-sa-vie du mois un DVD de Jackass (yeeha, soirée philo !) et s'empressait de raconter à toutes ses copines à quel point c'est rigolo de voir Bam Margera hilare chier sur le tapis de ses parents pendant que ces derniers, sidérés, le regardent en se demandant ce qu'ils avaient bien pu faire à Françoise Dolto dans une autre vie. Et là, Pouffie #2, l'intellectuelle du groupe (celle qui a plus de 3 mois de mémoire), enchaîne sur Margera.
Pouffie #2 : Il est trop rant-ma, sérieux !
Pouffie #3 : Qui aç ?
Pouffie #2 : Mais si, Margera c'est le chum qui conduit la banane géante, dans le clip de ... la banane géante là !
Là, c'est moi qui souffre. Le clip, c'est "Foxtrot Uniform Charlie Kilo" du Bloodhound Gang. et le BG, c'est un peu ma madeleine de Proust à moi. Extérieurement ça a l'air dégueu, mais quand j'ai essayé j'ai jamais pu en repartir.
Pouf pouf, petite parenthèse pour les fans de reggae et de rap conscient. Le Bloodhound Gang, c'est un groupe US issu d'un bled de Pennsylvanie au nom improbable (ça vous dirait, vous, d'habiter à "King of Prussia" ?). Musicalement, ils bouffent à tous les rateliers, en alternant entre le rock, l'électro, la dance, le hip-hop et un peut toute la soupe qui leur passe à portée d'oreille, pour alimenter des sujets qui volent au ras des paquerettes (les grands classiques des jeunes : la drague qui marche pas, le sexe, les soirées entre potes, le sexe, la baise, le sexe et le sexe). Maniant le pipi-caca-zizi-foufoune avec une rare dextérité, leur différence principale par rapport à Nono Futur ou Didier Super repose sur le fait que ça a beau être débile, c'est souvent très finement pensé. Et puis bon, un groupe qui faisait des clips plus débiles qu'Eminem 6 ans avant lui alors qu'on les a récemment accusés de s'inspirer du blanc-bec de Détroit qui repompe dans leurs paroles, rien que par respect et par esprit de contrariété, je me devais d'apprécier. Mais revenons-en à mes petites chéries. Pouf pouf, fin de la parenthèse.
Le concept de "Foxtrot Uniform Charlie Kilo", c'est parler de ce bon vieux coït sans jamais utiliser le moindre mot un tant soit peu vulgaire. Chaque vers est une périphrase pour éviter "shag" ou fuck", et ... c'est tout. Le voilà, le message. La poésie du IIIème millénaire. Heureusement que la clip est un poil plus explicite, sinon je mets ma main à couper au feu (pour être sûr) que cette chère Pouffie #2 n'aurait sans doute pas capté que ça ne parlait que de baise sauvage. Ca aurait pu en rester là, mais il a fallu qu'elle profite de l'inculture de sa camarade pour étaler son grand savoir. Afin de lui faire comprendre que ce single est trop cool, elle se met en tête de lui raconter les paroles.
Et là, c'est le drame.
Je vais vous épargner les détails parce que j'en ai tellement ri intérieurement que j'ai depuis oublié les trois quarts de cette épique leçon de franglais, mais je ne résiste pas de vous soumettre ici le pompon, que dis-je, l'apothéose, le paroxisme, la perle des perles, le menthos au citron.
Pouffie #2 : ...et en fait tout ça c'est un truc super politique tu vois, ils sont trop engagés. Ils sont contre le gouvernement et ils le disent, genre fuck la censure. Dans le refrain, tu vois, le mec il fait "I don't wanna beat around the bush", style "je vais pas le rater ce con de Bush" !
Et Pouffies #1, #3 et #4 d'acquiescer, convaincues qu'en regardant des clips avec une voiture-banane géante, des ouvrières en ensemble bikini-monoï qui manient des marteaux-piqueurs, et un chef de chantier effeminé quasi nu et avec des bretelles arc-en-ciel qui enfourne langoureusement une banane au fond de sa gorge avec un gémissement satisfait, elles luttent contre l'impérialisme yankee.
(Je vais quand même préciser pour les anglophobes ainsi que pour ceux qui saisissent pas vu le manque de contexte. Concrètement, "I don't wanna beat around the bush" traduit le fait que Jimmy Pop, le mélomane qui saisit en tant que frontman du groupe, n'a pas envie de tourner autour du pot - en l'occurence, culbuter son interlocutrice. Trop démocrate.)
Et soudain, pour revenir à cette histoire de madeleine, j'ai eu un flashback, et me suis revu en 1995, tenter d'expliquer à une amie que dans l'album de ce nouveau groupe tendance qu'était à l'époque Oasis, l'expression "Morning glory" ne faisait pas tant rapport au bonheur d'avoir survécu à la veille qu'au fait d'avoir une gaule toute masculine aux prémisces du lever. Quoi qu'en y repensant, ça peut se recouper.
Dans mon escalier, j'étais en plein dilemme. D'un côté, j'aurais du leur exprimer mon avis contraire et les corriger pour leur permettre d'améliorer un peu leur compréhension du slang par un "mais vous êtes vraiment trop connes" posé et diplomate, et, de l'autre côté, les suivre l'air de rien à ma sortie de la gare pour améliorer un peu ma compréhension du monde jeune et de leurs nouveaux codes sociaux ("suivons la plus conne, au moins on est sûrs qu'elle sait où elle va"). Mais hélas, trois fois hélas, l'embouteillage de l'escalier se désengorgeait, et quelques secondes plus tard j'avais déjà franchi les portes de la gare.
Finalement, je n'ai rien dit, et je ne les ai pas suivies, perdu dans mes pensées et mes souvenirs adolescents d'insomnies à passer la nuit à végéter devant MTV en regardant Jimmy Pop déclarer sa flamme à une légende du porno dans le clip de "The Ballad of Chasey Lane". Et c'est en chantonnant dans ma barbe you had a lot of dicks, Chasey, but you ain't had mine que je remontais, heureux, la longue rue qui me mène à mon chez-moi, où le roof n'était pas on fire à mon grand regret. Et oui, ça aussi ça vient d'eux.
Grâce à ta maîtrise imparfaite de la langue des Spice Girls, tu m'as rappelé tant de bons souvenirs de jeunesse, et tant de clips déconcertants de connerie et, de fait, de génie. Tout les anciens du collège Saint-Just de Soissons dans les 90s se joignent à moi pour te remettre, chère Pouffie #2, le Jean-Luc Lahaye d'Or. Congrats, slapper.
PS : Ceci dit, heureusement qu'elle a pas tenté de leur traduire le morceau qui s'arrête au milieu le temps que Pacman fasse une apparition et prenne sa dose de crack, elle nous en aurait fait une allégorie revendicatrices pointant du doigt les vols secrets de la CIA en Europe, ou la vérité sur le meurtre de JFK. En revanche, vue l'actualité belge, j'aurais bien aimé avoir son interprétation de la fin de "A Lap Dance Is So Much Better When The Stripper Is Cryin'" (dédicace à Stacy et Nathalie).